À l’occasion du 12e Monaco Energy Boat Challenge, le Yacht Club de Monaco accueillait ce jeudi matin l’Advanced Yachting Technology Conference, un rendez-vous essentiel pour décrypter les grandes tendances technologiques et environnementales du secteur maritime et du yachting. Chercheurs, industriels et experts ont partagé leurs visions et présenté les dernières avancées en matière d’innovation, d’intelligence artificielle, de propulsion décarbonée ou encore de cybersécurité. L’intégralité des échanges est disponible en replay sur : https://energyboatchallenge.com/webtv-mebc/.
La pollution sonore sous-marine reste l’un des enjeux environnementaux encore trop peu explorés par le secteur du yachting. Eric Baudin, Innovation & Environment Products Manager chez Bureau Veritas, a rappelé que le contexte réglementaire autour du bruit rayonné sous-marin s’accélère : finalisation de normes ISO sur la mesure en eaux peu profondes, travaux techniques de la Commission Européenne et, plus récemment, signature d’une coalition de 37 pays pour des océans plus silencieux lors de l’UNOC à Nice. Les lignes directrices de l’OMI (International Maritime Organization) imposent déjà une méthodologie claire : « établir un état des lieux, mesurer l’empreinte sonore des navires, fixer des ambitions, mettre en place des solutions de réduction et en évaluer l’efficacité », a-t-il résumé.
Il a notamment été rappelé que la navigation de plaisance côtière représente aujourd’hui un impact acoustique majeur, en particulier dans les zones sensibles, avec des effets directs sur la faune marine locale.
Thomas Folegot, Directeur de l’Innovation chez Quiet Oceans, a présenté le Noise Ship Index, un outil qui permet aux armateurs de suivre leurs progrès en matière de réduction du bruit et de bénéficier d’une reconnaissance à chaque étape franchie. Quiet Oceans a également déployé la bouée Smart URN, capable de mesurer automatiquement l’empreinte sonore des navires en mer, notamment au large de Fos-sur-Mer, de Gênes, et prochainement en mer du Nord.
SEA Index® et Bureau Veritas ont saisi cette occasion pour officialiser leur collaboration sur le bruit rayonné sous-marin (Underwater Radiated Noise-URN), en dévoilant la première étape du développement d’un système d’évaluation volontaire pour les super-yachts. Cette initiative conjointe vise à sensibiliser les propriétaires de yachts, les capitaines, les concepteurs et les acteurs de l’industrie à l’importance croissante du bruit rayonné sous-marin pour la santé des océans, et à poser ainsi les bases d’une atténuation de ce bruit dans le secteur de la plaisance. « Depuis les débuts du SEA Index®, nous savions qu’il existait un lien entre le bruit rayonné sous-marin et l’intensité énergétique des navires. Nous adaptons désormais la méthodologie à la réalité des super-yachts » a évoqué Natalie Quévert, Secrétaire Générale du SEA Index®, un outil de référence créé par le Y.C.M. en collaboration avec Credit Suisse (marque du groupe UBS) pour mesurer l’impact carbone des yachts de plus de 24 mètres.
Wassim Daoud, Responsable RSE et Développement Durable de Ponant, a partagé les initiatives concrètes du croisiériste français : signature acoustique mesurée à bord du Jacques Cartier, hydrophones installés sur sept navires, développement du projet Swap2Zero visant un navire zéro émission et zéro bruit. Il insiste : « Les meilleures mesures restent les protocoles opérationnels : réduction de la vitesse, coupure des moteurs dans les zones sensibles, choix des équipements adaptés. » Enfin, Jérémie Lagarrigue, CEO d’EODev, a rappelé l’importance d’agir sur tous les leviers : forme de carène, choix des hélices, solutions électriques et à hydrogène. « Rien qu’en changeant le design des hélices, on peut réduire de 50 % le bruit sous l’eau. » Il a également évoqué les enseignements issus d’autres secteurs, comme l’industrie minière, où l’électrification a permis de diviser par dix les nuisances sonores et les accidents.
Face à l’urgence de décarboner le transport maritime, les initiatives se multiplient, à commencer par celles qui associent énergies renouvelables et technologies embarquées. Keisuke Kimura, Directeur Technique Adjoint chez MOL LTD, a ainsi présenté le projet Wind Hunter, qui associe énergie éolienne et production d’hydrogène en mer. Une première démonstration est en cours au Japon, avec la mise au point d’un navire de 70 mètres. « Notre objectif final est de construire une chaîne d’approvisionnement en hydrogène vert », a-t-il conclu. Mais d’autres solutions sont également envisagées pour réduire l’empreinte carbone des navires existants, à commencer par le captage du CO2 directement à bord. Pour Aakash Dua, Regional Business Development Director DNV, le débat est loin d’être tranché. Si la capture de carbone fait déjà ses preuves à terre, son application en mer, et en particulier sur les plus petits navires, reste semée d’embûches. « Les coûts, les contraintes d’espace et le stockage à bord posent encore de sérieux défis, en particulier pour le yachting », a-t-il rappelé. Un constat partagé par Franck Fourrier (Growth Technical Director SBM Offshore), qui s’appuie sur l’expérience de SBM Offshore dans l’offshore pétrolier et gazier. « Transposer ces technologies à des navires mobiles est un tout autre défi », a-t-il souligné. Des prototypes à plus petite échelle sont toutefois en cours de développement.
Du côté de Langh Tech, l’approche est différente. Laura Langh-Lagerlöf (CEO and Founder Langh Tech) a défendu une solution basée sur l’usage de soude caustique, permettant non seulement de capter le CO2, mais aussi de le transformer en soda ash, un produit réutilisable. « Il ne s’agit pas de tout révolutionner, mais d’adapter les technologies à la réalité de chaque navire », a-t-elle expliqué, en insistant sur la pertinence de cette option pour les trajets courts et les escales fréquentes.
Enfin, Dr. Vishnu Prakash (Director Alethiarc) a rappelé que le captage du carbone devra tôt ou tard faire partie de la panoplie de solutions déployées par le secteur maritime. Il a reconnu la complexité technique et les freins économiques encore présents, mais n’a laissé planer aucun doute : « Ce ne sera jamais la solution miracle, mais elle devra faire partie de la solution ».
Iacopo Senarega, R&D Project Manager du groupe Azimut|Benetti, a présenté la stratégie du constructeur italien en matière de durabilité et d’innovation technologique. « Nous sommes convaincus que nous devons construire ensemble les règles et les standards de notre industrie. » Le chantier mise notamment sur l’efficacité hydrodynamique, l’électrification, les carburants alternatifs et la réduction des consommations à quai et au mouillage.
Pour Vivien Delaunay, Executive Director d’UBS Monaco, la décarbonation du yachting n’est plus seulement une exigence écologique, c’est un enjeu de valorisation des actifs. « La question est simple : le yacht que je construis, que je finance ou que je possède aujourd’hui conservera-t-il sa valeur demain ? », a-t-il résumé. UBS accompagne cette transition à travers son partenariat avec la Fondation Prince Albert II, son implication dans le SEA Index® et le lancement récent d’un fonds de 250 millions de dollars dédié à l’économie bleue.
Du design des propulseurs à l’optimisation opérationnelle, les leviers pour améliorer l’efficacité énergétique des yachts sont nombreux, encore faut-il les mobiliser de manière cohérente. Sur scène, cinq experts venus de l’industrie et du management du yachting ont partagé leur retour d’expérience. Riccardo Repetto, Global Vessel Type Responsible – Yacht Sales Specialist, ABB Marine and Ports, a ouvert le débat en présentant les dernières avancées en matière de propulsion, inspirées du biomimétisme. ABB a mis au point un propulseur cycloïdal dont le mouvement s’inspire du déplacement des queues de poissons ou de mammifères marins, permettant d’atteindre des rendements proches de 80 %. « Nous devons penser différemment, nous ne pouvons plus faire comme ces 100 dernières années avec les hélices traditionnelles », a-t-il souligné.
Du côté de la conception globale des yachts, Matt Venner, Senior Naval Architect chez Lateral Naval Architects, a détaillé les outils développés par son bureau d’études : collecte et analyse de données AIS (Automatic Identification System) sur l’exploitation réelle des navires, audits énergétiques avant refit, plateformes de transition énergétique intégrant les technologies les plus récentes, comme le Dynafoil d’ABB. L’optimisation hydrodynamique reste un levier majeur : « Réduire la résistance sous-marine permet de diminuer la puissance embarquée et donc les émissions », a-t-il rappelé.
Alexandre Caizergues, CEO de Syrocco, a quant à lui présenté la solution numérique d’optimisation de route développée par son entreprise. Fondée sur un jumeau numérique du navire et des calculs météorologiques poussés, cette plateforme permet aux équipages d’adopter la route la plus efficace. « L’économie moyenne de carburant observée chez nos clients est de 10 % par an, avec des pics allant jusqu’à 25 % selon les trajets », a-t-il précisé.
Sur le terrain du refit et de l’exploitation, Arthur Bohr, Site and Key Account Director chez Monaco Marine, a insisté sur l’importance des audits énergétiques sur mesure : « Chaque yacht est unique, il faut l’analyser pour identifier les pertes et les pistes d’amélioration, en particulier sur la consommation hôtelière qui représente jusqu’à 70 % de l’énergie à bord », a-t-il expliqué. Enfin, Jean-Jacques Boude, Head of Yacht Management chez V.Ships, a rappelé que le comportement des équipages joue un rôle clé : monitoring des pratiques à bord, formation, systèmes de suivi en temps réel et KPIs deviennent incontournables. « Nous avons vu des économies de consommation significatives simplement en modifiant les comportements des équipages », a-t-il témoigné.
Si les technologies existent, leur adoption reste freinée par le manque de données partagées, les réticences de certains propriétaires et le coût des investissements. Tous s’accordent néanmoins : collecter des données fiables, impliquer les équipages et s’inspirer des bonnes pratiques issues d’autres secteurs industriels sont aujourd’hui des leviers indispensables pour faire progresser le yachting en matière d’efficacité énergétique.
Nil Angli, BASS Maritime Lead à l’European Space Agency, a rappelé combien les liens entre secteur spatial et maritime sont concrets : « Quand vous êtes en mer, hors des zones économiques exclusives, vous êtes physiquement plus proche de l’orbite de la Station Spatiale Internationale que des côtes », a-t-il souligné. L’agence européenne soutient depuis plusieurs années le développement de solutions concrètes intégrant les données satellites au service de la sécurité, de la performance et de la durabilité maritime. L’ESA finance ainsi des innovations portées par des PME, des start-ups ou des groupes industriels, dès lors qu’elles intègrent les technologies spatiales : communications par satellite, observation de la Terre, météo, suivi des émissions ou optimisation des routes. Un appel à projets spécifique dédié à la décarbonation vient de s’achever. Il portait notamment sur l’optimisation des itinéraires, l’automatisation portuaire ou encore l’autonomie des navires, avec par exemple un projet mené avec AWAKE AI, ABB et Wallenius Marine sur l’optimisation de l’ensemble de la chaîne portuaire.
L’intelligence artificielle s’impose progressivement comme un levier technologique majeur, à la croisée des secteurs maritime et automobile. Sur scène, experts et industriels ont partagé leur vision d’une transformation qui dépasse le simple effet d’annonce. Sergio Savaresi, Professor au Politecnico di Milano, a ouvert le débat en présentant les grandes tendances qui agitent actuellement le secteur automobile. « Cette révolution ne pourra avoir lieu que si la technologie de conduite autonome, c’est-à-dire l’IA appliquée aux systèmes physiques, est déployée », a-t-il expliqué. Cette transition devrait s’accompagner d’une électrification massive, d’une réduction drastique du nombre de véhicules en circulation et de nouveaux enjeux liés à la cybersécurité et à la souveraineté technologique.
Dans le secteur maritime, les applications de l’IA se multiplient elles aussi, mais selon des modalités spécifiques. Jevon Philip Chan, Senior Technology Engineer à l’American Bureau of Shipping, a insisté sur les particularités du maritime par rapport à d’autres industries : « Ce n’est pas un simple copier-coller du monde automobile », a-t-il souligné. Le défi réside dans la complexité opérationnelle, la diversité des types de navires et la nécessité d’établir des critères de sécurité clairs, sans chercher à éliminer totalement l’humain à bord. L’enjeu est d’abord de réduire la charge cognitive des équipages et d’améliorer la sécurité des opérations.
Filippo Belcecchi, Engineering Manager chez Ferretti Group, a rappelé que la première étape reste la collecte et la valorisation des données embarquées : « L’important, c’est d’abord de récupérer les données des capteurs à bord, en temps réel et de manière sécurisée », a-t-il expliqué. Ferretti travaille ainsi à connecter ses yachts au cloud, tout en menant un travail juridique approfondi pour encadrer l’usage des données des propriétaires. Il reconnaît que le yachting accuse un retard par rapport à l’automobile, mais estime que l’IA est un levier indispensable pour améliorer l’efficacité et réduire l’empreinte carbone.
Kevin Daffey, Vice President Mobile Automation chez Rolls-Royce Solutions, a présenté plusieurs cas concrets d’application de l’IA, notamment dans la détection précoce des anomalies sur les moteurs et la maintenance prédictive. Il a également évoqué les limites liées à la complexité du maritime, où les séries limitées et les nombreux fournisseurs compliquent la consolidation des données. « Dans des industries comme l’aéronautique, il existe une chaîne de valeur claire et centralisée des données, ce qui facilite les choses. Dans le yachting, c’est plus fragmenté, mais le cadre réglementaire européen évolue dans le bon sens », a-t-il souligné.
Si l’IA ouvre des perspectives immenses, elle ne peut se déployer sans un cadre clair en matière de données, de sécurité et d’éthique. Et surtout, l’humain doit rester au centre des décisions. « L’IA est un outil, pas une fin en soi. Elle doit accompagner l’humain, pas le remplacer », a conclu Filippo Belcecchi.
Longtemps considérée comme un sujet secondaire face aux enjeux environnementaux, la cybersécurité s’impose désormais comme un levier central de la sécurité et de la fiabilité dans le secteur du yachting. Andrzej Gab, Director Maritime Cybersecurity Hub chez EY, a ouvert le débat en rappelant que les yachts modernes sont devenus de véritables concentrés de technologies connectées. « Chaque yacht embarque des dizaines de processeurs, d’ordinateurs et de réseaux. Les cybermenaces ne vont pas disparaître, elles vont s’amplifier », a-t-il prévenu, insistant notamment sur le risque grandissant des attaques par ransomware ou de compromission des systèmes de navigation.
Luca Carra, Marine Automation & Cyber Security Product Manager chez RINA Marine Consulting, a souligné que la cybersécurité ne peut plus être pensée comme un simple ajout technique. Elle doit être intégrée dès la conception du navire. « Le yachting moderne, c’est un écosystème ultra-connecté, bien au-delà du simple objet flottant. La cybersécurité doit faire partie de l’ADN du yacht, dès les premières étapes du design », a-t-il insisté. Il a rappelé que la multiplication des équipements embarqués (domotique, communication, loisirs, automatisation) élargit considérablement la surface d’attaque des hackers. Il a également été souligné la nécessité de cloisonner strictement les réseaux des passagers et ceux du navire, un principe fondamental pour limiter les risques d’intrusion via les appareils personnels à bord, notamment les smartphones des membres d’équipage.
Sur le volet technologique, Karlo Džafić, R&D Engineer à l’University of Rijeka, a présenté les travaux de sa startup Artera Robotics, qui explore les solutions matérielles pour renforcer la sécurité des données à bord. Il mise notamment sur le chiffrement quantique et des protocoles de communication décentralisés. Pour lui, les nouvelles menaces nécessitent d’aller au-delà des approches logicielles classiques : « Ce n’est plus suffisant de complexifier les mots de passe, les ordinateurs quantiques vont très vite dépasser ces protections », a-t-il expliqué.
Mais la technique ne suffit pas. Tom Walters, Partner chez HFW, a rappelé que les failles humaines restent les plus fréquentes : « Les membres d’équipage sont souvent la première vulnérabilité. Si les systèmes ralentissent leur travail quotidien, ils chercheront des contournements. » Il souligne l’importance des plans d’urgence, des exercices réguliers, des tests d’intrusion et d’une formation adaptée. Il a aussi insisté sur les aspects juridiques, parfois méconnus : en cas d’attaque par ransomware, certaines législations interdisent purement et simplement le paiement de rançons.
Tous s’accordent sur un point : face à la complexité croissante des systèmes embarqués, seule une approche globale et collective permettra d’assurer la résilience des navires. Les concepteurs, chantiers, armateurs, fournisseurs et équipages doivent être impliqués dès l’origine des projets. « La cybersécurité ne se limite pas à se protéger des hackers : elle inclut aussi les erreurs involontaires, les failles techniques et l’évolution des usages. Il faut créer une culture commune, dès la construction du yacht et tout au long de son exploitation », a conclu Andrzej Gab.
Au fil des échanges, une évidence s’est imposée : les leviers technologiques, énergétiques et réglementaires sont là. Mais leur efficacité dépendra de la capacité du secteur à travailler collectivement, à décloisonner les approches et à accélérer leur déploiement. Le yachting n’échappera pas aux exigences de sobriété et de performance qui s’imposent aujourd’hui à l’ensemble du transport maritime. Plus que jamais, l’innovation doit s’accompagner d’engagement et de pragmatisme.